Fin du 19ᵉ, Freud s'oriente de la plainte et de la souffrance des patients. Il porte son attention sur la difficulté de dire, sur ce qui est infime, déconsidéré, voire méprisé par les scientifiques de l’époque. Freud élèvera à une certaine dignité le lapsus, l'acte manqué, le rêve et bien sûr le symptôme. Tout ce que la Doxa de l’époque rejette, Freud le considère. Mais aussi son génie : accorder à l'hystérique un statut, non pas d'objet d'investigations, voire de démonstrations médicales, mais pratiquement celui d'enseignant et même d'inventeur de la psychanalyse.
Alors le discrédit que portent les représentants d'une certaine pratique psychologique et thérapeutique actuelle contre la psychanalyse n'est-elle pas identique au désintérêt que les contemporains de Freud portaient contre fous et des hystériques ? Tout ce qui dérange, qui échappe à la compréhension est ainsi relégué aux oubliettes, déconsidéré ou simplement ramené à une défaillance d'origine mécanique, voire génétique. La " bienveillance " exigera alors que l'on débarrasse la personne en souffrance de ses oripeaux de sujet pour le labelliser d'un signifiant commode « handicapé ». Signifiant, affublé d'un humanisme de bon aloi, mais obéissant malheureusement aux pures lois du marché*.
Freud avançait qu’il y avait selon lui trois métiers impossibles : éduquer, soigner, gouverner ! Puis, il ajoutera psychanalyser. Freud avait fait sienne cette « boutade » qui reflète la réalité quotidienne à laquelle sont confrontés ceux qui s'exercent à l'un de ces arts. Dans la perspective lacanienne, nous dirions que l'impossible, c'est la réalité de ceux qui se coltinent âprement au réel. Mais cette boutade, qui la connaît ? Qui ne l'a pas oublié ? Étonnant d'ailleurs qu'il y ait toujours des candidats pour s'y essayer.
« On n'en peut plus ! »
Cette plainte qui se généralise dans les institutions est bien référée à l'idéal des éducateurs, enseignants ou soignant qui est là pour ça. Mais beaucoup disent qu'ils n'y arrivent plus et non seulement ils n'y arrivent plus, mais ils sont souvent au bord du passage à l'acte. L'éducateur a beau faire appel à la sanction, à la privation, à la responsabilisation par la réparation, rien n'y fait. Les gamins sont imperméables à cette logique, ça ne les touche pas. Pour le soignant, la rencontre avec le patient n’est pas plus aisé et il reste déconcerté par une plainte qui ne trouve pas d’adresse, un comportement qui les dépasse.
Les professionnels s'épuisent, dépriment, entrent en conflit. Il faut dire que le modèle institutionnel, éducatif, s'appuie sur la sacrosainte thématique œdipienne. Elle est le socle, la base, la pierre angulaire. Quiconque y touche est sacrilège. Seulement ça ne fonctionne plus. D'ailleurs cela a-t-il jamais fonctionné ? Les éducateurs vous diront que oui, dans le temps, ça marchait. Mais dans le temps, disent-ils, nous n'avions pas le même public.
On ne sait plus que faire ! Ni comment s’y prendre ! Certains essaient de comprendre la souffrance en s’appuyant sur l'anamnèse, d'autres essaient d'avoir une attitude réparatrice en tenant compte des manquements éducatifs. On y va à tâtons, avec beaucoup de bonne volonté, avec de l’affection pour combler celle supposée manquante, ou bien, on essaie d’incarner la loi en ramenant chaque « déviationniste » à la règle commune. L’idée sous-jacente est d’amener chacun à s'inscrire dans la vie sociale. Vœu pieu, non dénué de bon sens, mais ne laissant que la désespérance de la plainte : « ça ne marche pas ! »
Ça ne marche pas !
D’un côté, on fonctionne avec la logique du sens et de la parole ordonnatrice du monde symbolique. D’un autre, on a quelque chose qui fonctionne sous le registre du « plus ou du moins » : « il est moins violent, plus calme, trop excité, il papillonne, il n’arrive pas à se poser ». Le registre symbolique se révèle inapte à maîtriser, encadrer, le trop-plein qui se manifeste, ça déborde. Et pire ! Plus on essaie de contraindre, plus la pression augmente.
La prise en compte d’une logique différente.
Cette logique tient compte de ce que Lacan explicitait à la fin de son enseignement en réhabilitant la question et la place du réel. Lui-même, à ses débuts, avait plus ou moins rêvé à une résolution des symptômes par le symbolique. Mais par la suite, la question du réel et de la jouissance n’ont cessé de l’habiter. Le traitement de la question du réel s’oriente d’une autre logique que la logique œdipienne qui n’est plus la pierre angulaire de l’intervention.
La logique de la jouissance est faite de « plus » ou de « moins »,d’envahissement d’un sujet par une jouissance « autre » qu’il s’agit d’apaiser, de traiter en créant des pare-excitations, des diminutions d’intensité, en traitant aussi l’imaginaire. On n’est plus dans le sens, mais dans la saisie des phénomènes qui débordent un sujet. Le psychanalyste s’attachera à mettre en exergue cette logique et la manière dont un sujet indique ses voies de traitement, de dégagement de la jouissance délétère qui le déborde.
L'intervention du psychanalyste se base d'abord sur l'accueil d'un discours qui souvent semble tourner en rond autour de la plainte. Cette plainte est à entendre comme telle : un ras-le-bol, une exténuation, le « besoin » de rencontrer quelqu'un qui authentifie cette plainte, sans jugement de valeur, comme un fait de souffrance. Mais le psychanalyste n'en reste pas là, dans un rôle qui, à la longue, se réduirait à une empathie proche de celle que recommande la psychologie humaniste rogérienne. Si celle-ci ne fait pas de mal, elle ne résout rien dans ce cas.
Une vignette pour illustrer le propos
Les éducateurs d’un lieu d'accueil pour enfants en grande difficulté sociale abordent le cas de Pierre. Pierre est le seul enfant de l'institution qui ne retourne pas le week-end chez lui. Son père est inconnu, sa mère ne se manifeste pas. Cet enfant a un statut particulier dans l'institution ainsi qu'à l'école. Il est l'enfant sans foyer, sans mère. Les éducateurs arrivent à obtenir un entretien auprès de la mère et essaient de déterminer s'il ne serait pas préférable qu'elle abandonne légalement Pierre. Celle-ci s'y refuse, elle dit qu'elle se trouve seulement en difficulté relationnelle avec lui, c'est plus facile pour elle avec un bébé. Mais elle promet qu'elle va lui rendre visite le week-end prochain. Ce qu'elle fait ! Dans l'institution, les camarades de Pierre surinvestissent ce moment attendu dans une identification chaleureuse. La mère rend visite à Pierre. Elle lui demande ce qu'il veut pour Noël, promet de revenir le voir. Depuis cette visite : silence radio. Après cette visite laissée sans suite de sa mère, Pierre est infernal. À l'école, il a cassé le siège d'un WC. L'éducatrice référente de Pierre reconnaît que, sur le plan émotionnel, elle s'est fortement impliquée, elle y croyait. Elle se demande si cela n'a pas non plus joué un rôle dans le malaise que manifeste actuellement Pierre.
Dans l'évocation du cas, le surinvestissement imaginaire de la « fonction maternelle » apparaît à chacun. Même les enseignants lui ont donné un statut particulier. Les camarades de Pierre l'ont aussi identifié « comme celui à qui il manquait une bonne mère ». Il serait peut-être important pour chacun de dégonfler cette mère imaginaire qui envahit tout le monde. À la mère réelle, absente, s'est substituée une baudruche de mère imaginaire qui pèse sur Pierre, qui l'envahit.
Une fois cette question mise au travail, les éducateurs témoignent de leur apaisement. Ils entrevoient déjà un rapport à Pierre, et un abord de la violence que ce dernier manifeste, différent. Ici en tant qu’analyste, je ne m'oriente pas de la logique du sens, mais de la logique de la jouissance et de son traitement.
La recherche du sens, elle, privilégie, par le biais de l'anamnèse, l'étiologie. Cette dernière doit amener à la compréhension du cas dont la visée est la mise en place d’un projet thérapeutique. Dans la logique de la jouissance, ce n'est pas le sens qui compte, mais de traiter ce plus et ce moins en cause dans la plainte, d'orienter le traitement d'un Autre qui en demande toujours plus jusqu'à épuisement ou passage à l'acte. Ce travail à plusieurs de l’analyse des pratiques, auquel le psychanalyste prend part, permet un nouage différent, à partir de la parole, de l'imaginaire et du réel.
* labelliser un psychotique du signifiant d'handicapé permet selon la logique comptable une prise en charge financière moins élevée qu’une prise en charge psychiatrique
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