Je suis en plein burn-out dit-elle. Ses yeux sont injectés de larmes.
Accablée, elle a dans son regard tout l'abattement des gens qui sont au bout du rouleau. Et c'est ce qu'elle dit.
Elle a pourtant tout donné en tant que directrice de maison de santé. Elle a un fort idéal humaniste : elle veut le meilleur pour les résidents hospitalisés. Elle est engagée auprès des patients et demande un même investissement à son personnel, qu'elle invite à se former pour améliorer la prise en charge. Dans sa relation avec les personnes, elle ne rechigne pas à mettre la main à la pâte.
Elle se décrit comme ayant du caractère, sachant se défendre et remettre chacun à sa place si nécessaire. Mais là, depuis plusieurs mois, elle n'en peut plus. Elle subit, dit-elle, le harcèlement de la hiérarchie et m'explique que les grands patrons répondent aux vœux des actionnaires d'engranger des bénéfices.
" Vous comprenez me dit-elle, cette perspective est antinomique avec notre mission. Nous avons l'homme au centre de notre action, eux ils ont placé l'argent. Je ne peux pas m'inscrire dans ce monde-là. Ils n'ont pas arrêté de me reprocher une mauvaise gestion, mais je peux vous dire que mes comptes sont équilibrés. Seulement ils voulaient me pousser à trafiquer mes budgets pour engranger des subsides détournés. "
Irène place l’homme au centre de son action. Tout ce qu'elle fait est référé à cet idéal. Y déroger serait trahir le sens qu'elle donne à la place de l'homme dans le monde et donc à la sienne. Son désir profond est d'apporter son expertise, son savoir, son expérience au service des hommes et des institutions. Là où cette expertise, ou ce savoir-être, font défaut, elle vient compléter ce manque. Elle s'appuie, pour étayer sa pensée mais aussi son action, sur la philosophie, sur les travaux de psychologue voire même sur la psychanalyse. Cette démarche est fondée sur une vision et une visée politique.
Elle occupait, il y a peu de temps, un poste de responsable dans un parti, auquel elle adhérait aussi par idéal.
Dans ses représentations il apparaît qu'elle se positionne comme " pièce manquante" au bon fonctionnement du système. Elle se situe alors comme objet venant palier au défaut de l'Autre. C'est son dessein, sinon son destin.
Elle supporte mal, alors qu'elle est animée par une éthique et de nobles valeurs humaines, d'avoir à subir une telle injustice de la part de ses employeurs et de se retrouver en position de victime. Elle se sent écrasée par un sentiment d'impuissance, incapable de faire face à ses supérieurs qui la ravalent au rang d'un mauvais objet que l'on pousse ostensiblement vers la faute pour être ensuite jetée. Le dol est encore plus sensible car ses supérieurs tronquent sciemment les rapports dont elle est l'auteure. Ils lui reprochent même de ne pas avoir pris certaines décisions que ces derniers lui avaient empêchées de prendre.
Irène déploie tout un imaginaire qui donne un sens et qui oriente sa vie. Mais lorsque l'Autre, garant de cet idéal la lâche, c'est cet imaginaire qui l'écrase et la fait s'identifier à l'objet de déchet de l'Autre. Elle n'est plus rien, elle ne vaut rien. La nuit des idées suicidaires la surprenne. Il est temps pour un de faire appel à un psy!
Réglage de l'imaginaire et de la jouissance
" J'ai toujours mis la barre très haut " dira-t-elle un jour alors que je lui faisais remarquer que cela devait être épuisant d’être toujours au top niveau. Elle énumère alors toutes les situations qui l'ont poussées à toujours faire plus, à s'investir à fond.
" Je n'ai pas de limite ", puis, dans une métonymie incessante, elle m'indique en quoi le « sans limite » lui procure « une jouissance infinie ». Ce seront ses propres termes et elle illustrera cette affirmation en me donnant l'exemple de sa pratique de la natation. « J'ai eu un haut niveau de natation dans ma jeunesse et j'ai gardé l'amour de l'eau. Quand je nage, je me fonds dans l'élément, je n'ai plus de limite, je me noie dedans. J'en ai besoin ça me lave et me vide de mes problèmes. Heureusement que je suis une bonne nageuse car lorsque je touche le fond je sais toujours remonter. »
Elle esquisse alors toute une topologie du cadre et des limites nécessaires à l'endiguement de cette jouissance. « La piscine c'est plus sécurisant que la mer, il y a un bord ». La jouissance y est encadrée.
La manière dont elle illustre dans son discours son appareillage de la jouissance et ce qu'elle indique comme mode de traitement est étonnant. Ce qu'Irène a besoin, en venant me voir, c'est de trouver une oreille attentive et de pouvoir être orientée dans les remaniements de son mode de jouir.
En effet, j’ai remarqué que les personnes présentant ce mode de jouissance, les font se positionner au lieu imaginaire où l'Autre leur semble défaillant, ceci afin de les compléter. Ces patients m'ont appris à me positionner en ce lieu du manque de l’Autre. Que ce soit dans ma pratique, ou lors de présentations de malades, à des sections cliniques auxquelles je participais, je remarquais que les personnes « souffrantes/jouissantes » de ce mode de positionnement vérifiaient, à la fin des entretiens, si ce qu'elles avaient dit avaient été utiles à l'assistance, si elles avaient apporté quelque chose à l'assemblée.
Les patients indiquent alors la place que le psy doit occuper : non pas celle d'un thérapeute qui saurait comment procéder pour améliorer leur état, mais plutôt celle de l'Autre manquant qui va se laisser enseigner. Ma patiente par exemple est toujours très heureuse de m'apprendre comment fonctionne le système institutionnel, la manière dont est géré un établissement, etc… Elle est heureuse de me dévoiler les arcanes de la politique qu'elle connaît bien. Au cours des entretiens je me positionne comme dénué de savoir et montre toute mon attention. J'accueille sa souffrance et je l'approuve dans sa démarche de se mettre à distance de ses employeurs. Nous travaillons sur l'acceptation de se mettre en maladie, voire d'anticiper sa retraite, ce qu'elle ressent comme nécessaire pour sa santé mais difficile à concevoir. Nous construisons ensemble les bords qui lui permettront de trouver de nouveaux repères. Elle apporte pour cela assez de matériel. Elle réaménage ainsi son positionnement avec les autres, se laisse aussi moins envahir et remet de l'ordre dans sa vie personnelle. Au plan imaginaire la figure de l'Autre, qui la réduisait à l'état de déchet, devient moins prégnante et perd de sa majesté. Elle peut envisager maintenant de reprendre une place dans la société, où elle pourra apporter à l'Autre son expertise : « on ne se refait pas » dira-t-elle.
Elle indique bien ainsi, la visée d'un travail psy dans ce cas : il s'agit d'un remaniement non pas du mode de jouir, qui dans sa logique restera le même selon la structure, mais plutôt de la topologie : comment se positionner différemment au plan imaginaire, donner moins de poids à tout l'appareillage symbolique qui s'y rattache et se laisser moins envahir par le réel. Le traitement s'orientera alors plus en termes de moins et de plus, d'apaisement, qu'en terme de sens.
Aujourd'hui, Irène a fait le deuil de cet Autre qui ne l'a pas appréciée à sa juste valeur, elle n'a plus à se battre dans une « guerre à mort ». En effet dans ses rêves elle apparaissait armée jusqu'à combattre un ennemi intraitable, qui se cachait dans les méandres des couloirs d'un lieu qui lui évoquait l'institution où elle travaillait. Elle s'est aperçue que sa vie de couple en avait souffert pendant de nombreuses années. Son mari et elle se croisaient. Elle donnait toute son énergie à son travail. Elle a pu parler à son mari de son désir d'avoir à nouveau des relations sexuelles avec lui, d'échanger plus dans l'intimité. Elle dit retrouver le plaisir des parfums de son jardin, elle est fort sensible à toute cette sensualité. Certes elle baigne à nouveau dans un espace qui se révèle aussi infini, mais là c'est un espace poétique. Elle a des projets. Elle a mis en route un livre dans lequel elle décrit les rouages d'un système libéral qui déshumanise la relation. La rédaction de ce livre qu'elle a entrepris peu de temps après notre rencontre lui permet de circonscrire tout ce malaise qui l'envahit. Elle brode ainsi, autour de ce réel angoissant, un habillage de mot qui le borde. Elle écrit aussi parallèlement un polar qui se passe en Allemagne. Elle le situe dans la ligne de l'œuvre romanesque " Millénium ". L'histoire du protagoniste[1] de l'œuvre n'es pas sans avoir des similitudes avec la démarche que fait Irène pour gagner un procès contre ses anciens employeurs. Le combat qu'elle mène et qui apparaît dans ses rêves consiste aussi à mener une enquête et à constituer un dossier pour confondre ses anciens patrons.
Et puis elle a le projet de créer un site de e-édition, ainsi qu'une maison de bien-être " avec des essences de parfums et une zen attitude " dit-elle en riant. Il y a encore dans ce désir de faire plein de chose un aspect sans-limite certes, mais c’est plus joyeux et un zest d'humour pointe : " Bon, je vais y aller tranquillement maintenant ! ".
Par Thierry Nussberger - psy à Metz -
[1]Ancien rédacteur de Millénium, revue d'investigations sociales et économiques, Mikael Blomkvist le protagoniste de l'histoire est contacté par un industriel pour relancer une enquête abandonnée depuis quarante ans.
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