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LE NARCISSISME DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE



Texte présenté au Séminaire Pratique sur l’Entretien en Psychothérapie et Psychanalyse

Le 21 mai 2022 à l’UFR des Sciences Humaines et sociales de Metz



Faisons d’abord un tour d’horizon des textes dans lesquels Freud fait référence au narcissisme, nous aborderons ensuite le texte majeur de Freud « Pour introduire le narcissisme - 1914 » que nous essaierons de déplier.


I / Tour d’horizon


C’est aux alentours de 1909 que Freud commence à introduire ce concept :


- Dans « L’homme aux rats »[1] en 1909 Freud perçoit dans la névrose obsessionnelle de son patient, Ernst LANZER, un jeune juriste qui veut entreprendre une analyse durant son service militaire, l’action du narcissisme de son patient en rapport avec la figure du père.

- Lors d’une discussion à la Société de Vienne[2] en novembre 1909 un médecin et psychanalyste autrichien, qui avait rejoint le groupe de psychanalyste réunis autour de Freud en 1906, Isidor SADGER, parle du rôle joué par l’autoérotisme sous forme de narcissisme. Freud estime que : « La remarque de SADGER se rapportant au narcissisme semble nouvelle et valable ». Le narcissisme s’apparente alors à un stade de développement nécessaire dans le passage de l’autoérotisme à l’amour d’objet.


- Dans son étude sur Léonard de Vinci[3] en décembre 1909 Freud indique que « l’homosexuel trouve ses objets d’amour sur la voie du narcissisme, puisque la légende grecque nomme Narcisse un jeune homme à qui rien ne plaisait tant que sa propre image en miroir et qui fut transformé en la belle fleur de ce nom. »


- Dans la reprise du cas SCHREBER[4] : en 1911 Freud dit : « On a qualifié ce stade de Narzissismus ; je préfère le nom peut-être moins correct, mais plus court et moins mal sonnant de Narzissmus … Ce stade consiste en ceci que l’individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant auto érotiquement, prend d’abord soi- même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère »


- Dans « Totem et Tabou »[5](1913) Freud parle des pulsions sexuelles qui s’unifient et trouve un objet interne, le moi propre. «La personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même ; les pulsions du moi et les souhaits libidinaux ne se laissent pas encore départager les uns des autres. »

Freud précise que « L’organisation narcissique ne sera plus jamais complètement abandonnée. L’être humain reste dans une certaine mesure narcissique, même après avoir trouvé des objets externes pour sa libido »


- Dans « Pulsion et Destin des pulsions »[6] (1915-1917 - Métapsychologie) Freud parle des trois polarités qui dominent la vie psychique et qui se nouent entre elles :

- moi/objet,

- plaisir/déplaisir,

- actif/passif.

Il évoque une situation psychique originaire dans laquelle deux d’entre elle se rencontrent. Il dit qu’originairement le moi se trouve investi par les pulsions et en partie capable de satisfaire ses pulsions sur lui-même. Freud appelle cet état le narcissisme.

- Dans « Leçon d’introduction à la psychanalyse »[7] (1916 -1917) il consacrera la 26ème leçon à « la théorie de la libido et le narcissisme ».


- Dans « Deuil et mélancolie »[8] (Métapsychologie) Freud parle du choix d’objet chez le mélancolique qui se fait sur une base narcissique, l’identification avec l’objet devenant alors le substitut de l’investissement d’amour.



II / Pour introduire le Narcissisme


D’emblée Freud précise que le terme de narcissisme est emprunté à la description clinique. En 1899 Paul NACKE[9] l’utilise et donne à celui-ci un sens de perversion. C'est le la manière dont un individu traite son propre corps comme celui d'une autre personne jusqu'à parvenir à satisfaction complète. Le narcissisme a dans cette perspective : « la signification d’une perversion qui a absorbé la totalité de la vie sexuelle de la personne ».

Freud indique dans une note que le terme de « narcissisme » avait été utilisé en premier par Havelock Ellis (« Autoerotism - a Psychological Study ») en 1898.

Paul Näcke substitue au terme « narcissus-like » de Ellis celui de « Narcismus »


« Puis on s'est aperçu, dit Freud que des traits du narcissisme se retrouve chez de nombreuses personnes qui souffrent d'autres troubles. Par exemple d'après SADGER chez les homosexuels.

Freud ajoute qu’un placement de la libido, dite narcissique, entre en considération dans le développement sexuel de chaque être humain. Le Narcissisme pour Freud n'est donc pas une perversion mais le complément libidinal à l'égoïsme de la pulsion d'autoconservation. Freud pose ainsi l'idée d'un narcissisme primaire normal. Cela lui apparaît en prenant en compte la démence précoce ou la schizophrénie.

Les paraphrènes, comme préfère les désigner Freud, sont enclins au délire des grandeurs et où détournement de leur intérêt du monde extérieur. Mais bien différemment d'un hystérique ou d'un obsessionnel. Car ceux-ci, même s'ils abandonnent une certaine relation à la réalité ne suppriment pas la relation érotique aux personnes et aux choses. Elle est maintenue dans le fantasme. Les objets réels sont remplacés par des objets imaginaires. Il y a aussi le renoncement à entreprendre les actions motrices pour atteindre ses buts vers les objets. On peut alors dans ce cas, parler comme JUNG le fait, d'introversion dans la libido.

Pour le paraphrène c'est différent : il a retiré sa libido des personnes et des choses sans leur substituer d'autres objets dans ses fantasmes .


Mais alors, se demande Freud, que devient chez le schizophrène la libido retirer des objets ? le délire des grandeurs qui se manifeste indique la voie : il apparaît aux dépens de la libido d'objet, laquelle est retirée au monde extérieur et est ainsi acheminée vers le moi, engendrant un comportement que Freud nomme « narcissisme ».

Cette mégalomanie n'est donc pas une création ex nihilo mais l'agrandissement d'un état originaire. Freud en déduit donc qu'il existe :

- Un narcissisme originaire qu'il nomme primaire

- Un narcissisme secondaire qui résulte des investissements d'objets extérieurs et qui s’édifie au-dessus du narcissisme primaire.


Le narcissisme primaire peut aussi se déduire de l'observation de la vie psychique des enfants et des peuples primitifs

On trouve chez eux des traits qui pourraient être attribués à la mégalomanie :

- Surestimation du pouvoir de leur pensée.

- Une foi dans la force magique des mots.

- Une technique contre le monde extérieur.

Ceci justifie pour Freud le concept d'un investissement originel du moi en libido dont ensuite une partie se transmet aux objets[10]


Freud maintiendra constamment cette idée comparant cet investissement originel du moi en libido à un corps protoplasmique qui émet ces pseudopodes vers l'extérieur. Il se crée ainsi une opposition entre libido d'objets et libido du moi, plus l'une consomme plus l'autre s’appauvrit. A l’exemple de l'état d'une personne amoureuse qui investit l'autre plus que tout et qui se sent démunie sans elle, ceci à l'opposé du fantasme du paranoïaque qui consiste en un délire de fin du monde. La libido désinvestie du monde extérieur et des autres se transforme en un fantasme d'écroulement du monde extérieur.


Dans l'état du narcissisme les énergies psychiques sont assemblées et inaccessibles à toute distinction analytique. Seul l'investissement d'objet permet la distinction de la libido, énergie sexuelle, et d'une énergie des pulsions du moi.

Puis Freud examine le rapport d'un narcissisme premier avec l'auto érotisme (état précoce de la libido)

Il pose le fait que le moi n'est pas établi au début de la vie il doit subir un développement alors que les pulsions auto érotiques sont présentes au début. Il faut donc, suppose Freud, qu'une nouvelle action psychique vienne s'ajouter à l'auto érotisme pour donner une forme au narcissisme. Lacan y répondra nous le verrons plus loin par la fonction de l'image spéculaire dans le stade du miroir.


Freud rattache la valeur des concepts de libido d'objet et de libido du moi au fait qu'il découle du traitement des caractères intimes de processus névrotiques et psychotiques. La division des deux libidos est un prolongement de la supposition qui a séparé les pulsions sexuelles et les pulsions du moi originellement. Cette scission conceptuelle, qui correspond à celle couramment évoquée entre la faim et l'amour, Freud l'étaye grâce à des considérations biologiques.

Avec la sexualité par exemple, l’individu est pris entre ses intentions propres, singulières (désirs, fantasmes), et le fait que la sexualité est au service de la conservation de l'espèce.

Freud là encore montre son attachement à une origine biologique puisqu'il admet comme vraisemblable que ce soit des substances et processus chimiques qui soient à l'œuvre dans la sexualité. Il espère qu'un jour l'avancée des mystères de la biologie permettra d'abandonner la théorie des énergies psychiques qu’il substitue en attendant aux substances chimiques.



Dans une seconde partie de son texte Freud propose trois voies pour approcher la connaissance du narcissisme :

1/ L’observation de la maladie organique

2/ L’hypocondrie

3/ La vie amoureuse des deux sexes


1/ Première voie

Lors d'une maladie ou d'une douleur organique chacun cesse de s'intéresser au monde extérieur. Le malade retire ses investissements en libido sur son moi et les réémets après guérison. Freud illustre son propos en citant le poète et dessinateur Wilhelm BUSCH « L'âme se resserre, toute entière, au trou étroit de la molaire ».

L'état de sommeil aussi est un retrait narcissique des positions amoureuses vers soi.



2/ Deuxième voie

L hypocondrie s'exprime de la même manière que la maladie organique. L’hypocondriaque retire intérêt et libido des objets extérieurs. La différence est que, dans la maladie organique, il y a une transformation démontrable : l'organe est atteint, alors que ce n'est pas le cas dans l’hypocondrie. Freud suppose que l’hypocondrie ait raison : en effet pour lui les transformations organiques ne peuvent pas être absentes. - « En quoi consiste-t-elle alors ? » questionne Freud.


Pour y répondre il s'inspire de la névrose : des sensations physiques désagréables, comparables, existent aussi dans les autres névroses, telles l’angoisse et hystérie, qui manifestent parfois de l’hypocondrie. Il ajoute qu'on connaît aussi un organe, douloureux et sensible, qui se transforme et qui n'est pourtant pas malade. Cette transformation donne une érogénéité de cet organe, mais cette érogénéité, les névroses nous l'ont appris, peut concerner tout le corps. La libido sexuelle peut donc investir n'importe quel organe du corps. « À chacune de ces modifications de l’érogénéité dans les organes pourrait être parallèle une modification de l'investissement libidinal dans le moi »


Freud maintient ainsi une distinction entre libido du moi, à l'œuvre dans l’hypocondrie et les paraphrénies, et une libido commune aux névroses. La stase libidinale entraîne une sensation de déplaisir et procure une élévation de tensions. C'est ainsi que Freud explique « cette obligation dans la vie d’âme de sortir des frontières du narcissisme et d'investir la libido sur les objets ».

C'est ce qui se passe quand l'investissement du moi en libido a dépassé une certaine mesure. Ainsi un égoïsme puissant protège de la maladie mais, pour finir, on est obligé de commencer à aimer pour ne pas tomber malade. L'angoisse pour Freud est l'effet d'une quantité de libido non éconduite.

Dans l'hystérie l'angoisse est convertie. Dans la paraphrénie la libido libre se retirent sur le moi. Le délire des grandeurs correspond alors à une maîtrise psychique de cette quantité excessive de libido.


3/ Troisième voie

L'accès à l'étude du narcissisme est fourni par la vie amoureuse. Freud part de l'étude du choix d'objet chez l'enfant lequel déduit ses objets sexuels de ses premières satisfactions auto-érotiques. Ces dernières sont conjointes aux fonctions vitales de conservation. Les pulsions sexuelles s’étayent sur la satisfaction des pulsions du moi puis s’autonomisent. À côté de cette source de choix d'objet par étayage Freud rencontre un second type, il cite les pervers ou les homosexuels qui choisissent leur objet d'amour sur le modèle de leur personne propres. Ils se cherchent eux-mêmes comme objet d'amour en présentant un type de choix d'objet dit narcissique. C'est selon Freud cette observation qui contraint à l'hypothèse du narcissisme.

Freud spécifie ensuite que ces deux voies, menant au choix d'objet, sont propre à chaque être humain qui a deux objets sexuels originaires : lui-même et la femme qui lui donne des soins.

C'est en cela que Freud présuppose le narcissisme primaire de tout être humain. Lequel peut s'exprimer de façon dominante dans son choix d'objets.


Puis Freud va catégoriser :

- le type d'amour par étayage, plus proprement masculin selon lui. Ici l'homme amoureux appauvrit son moi au profit de l'objet.

- Le type d'amour narcissique, plus spécifiquement féminin. Freud citera l'exemple de certaines femmes dont l'évolution vers la beauté crée alors une autosuffisance propre à dédommager celles-ci de la restriction d'ordre social qu'elles subissent, notamment dans la liberté de leur choix d'objets. Freud dit que de telles femmes n'aiment qu'elle m'aime, avec une intensité analogue à celle dont l'homme les aime. Leur besoin n’est donc pas d'aimer, mais d'être aimée. Ces femmes-là, dit Freud, exercent le plus grand attrait sur les hommes, non seulement parce qu'en général elles sont belles, mais aussi parce qu'elles ont un profil psychologiquement intéressant. Freud met en parallèle l'attrait que suscite l'enfant envers les adultes et qui repose en bonne partie sur son narcissisme, son autosuffisance et son inaccessibilité. Ainsi en est-il aussi des animaux comme les chats ! Peut-être les jalousons-nous s'interroge Freud ? Il prend aussitôt la précaution de préciser qu'il n'a aucunement l’intention de rabaisser la femme en disant cela. Il reconnaît d’ailleurs qu'il existe un nombre indéterminé de femmes qui aiment sur le mode masculin. La tentation serait forte de se demander si Freud n’est pas victime de ce qu’il découvrira plus tard (en 1925) comme étant un effet de la dénégation ?

Il spécifie aussi que pour les femmes restées narcissiques et froides à l'égard des hommes il existe un chemin menant au plein amour d'objets qui est celui d'avoir un enfant.


Une dernière partie de son article pourrait s’intituler :


Narcissisme et complexe de castration

Il s'agit, précise Freud, de l'angoisse concernant le pénis chez le petit garçon et l'envie du pénis chez la petite fille, ceci en lien avec l'intimidation sexuelle précoce. L'observation de l'adulte normal montre que la mégalomanie infantile s'est amoindrie ainsi que les caractères du narcissisme infantile. Alors qu'est devenu la libido du moi qui n'est pas passé dans les investissements d’objets ? C'est dans la psychologie du refoulement que Freud va chercher. Les motions pulsionnelles libidinales subissent un refoulement lorsqu'elles entrent en conflit avec des valeurs culturelles.

Certains érigent ainsi un idéal auquel ils mesurent leur moi. Pour d'autres cet idéal fait défaut. C'est à ce moi idéal que s'adresse l'amour de soi, le narcissisme primaire est déplacé sur ce moi idéal qui se trouve maintenant en possession de toutes les perfections. Il se substitue au narcissisme de l'enfance où l'on était soi-même son propre idéal

Dans la suite du texte Freud dit que l'homme ne veut pas renoncer à la perfection narcissique de son enfance et il cherche à la regagner sous la forme nouvelle de l'idéal du moi.

Le moi idéal est donc ce moi grandiose des débuts de la vie. L'idéal du moi est plus en lien avec l’Œdipe et le refoulement.



Sublimation et idéalisation :


Freud étudie les relations entre cette constitution d'idéal du moi et la sublimation qui s'applique à la libido d'objet (à la pulsion donc).

- La sublimation consiste dans le fait qu'une pulsion se désexualise en visant un autre objectif, ce que Freud envisage comme une distraction à l'égard du sexuel.

- L’idéalisation est un processus qui concerne l'objet. Ainsi la surestimation sexuelle d'objets est une idéalisation de celui-ci.

La formation de l'idéal du moi est souvent confondue avec la sublimation de la pulsion.

Quiconque a échangé son narcissisme avec la vénération d'un idéal du moi élevé n'a pas besoin de réussir la sublimation de ses pulsions. Cela donne des idéalistes persécutés par leur propre pulsion non sublimée, à l’exemple de nombreux saints[11] dans l’église catholique, mais plus généralement de tous ceux qui ont une conscience morale exacerbée. Cette conscience morale dont Freud pense qu'elle pourrait être cette instance qui veille à la garantie de la satisfaction narcissique à partir de l'idéal du moi. Instance qui observe sans interruption le moi actuel et le mesure à l'aune de cet idéal. Cette instance permet de comprendre ce que l'on appelle « délire de l'attention » ou « de l'observation » dans les pathologies paranoïdes. La plainte de la paranoïa montre que l'autocritique de la conscience morale coïncide avec l'observation de soi sur laquelle elle est bâtie.

L’incitation à former l’idéal du moi, dont la conscience morale assure la garde, est issue, souligne Freud, de l’influence critique des parents transmises par la voix, la leur, celle des éducateurs etc.


C’est sur ces considérations sur la paranoïa que Freud terminera son article intitulé « pour introduire le narcissisme »


Ensuite Freud maintiendra une opposition entre un narcissisme primaire, anobjectal et un narcissisme secondaire. Dans le moi et le ça en 1923, qui correspond à le seconde topique, Freud dira que le narcissisme du moi est un narcissisme secondaire retiré aux objets.



L’accès à cet idéal du moi, son intégration nécessite un refoulement et donc un renoncement. Renoncement au narcissisme de la petite enfance. Ces voix du monde social, qu’évoquent Freud, indiquent en quoi le symbolique traverse l’imaginaire de l’enfant. C’est là où Lacan situera le stade du miroir, moment où l’on peut repérer ce qui fait écho chez Freud, à l’idéal du moi. C’est ainsi que Lacan énoncera que « dans la relation du sujet à l’autre de l’autorité, l’Idéal du Moi, suivant la loi de plaire, mène le sujet à se déplaire au gré du commandement ; le Moi Idéal, au risque de déplaire, ne triomphe qu’à plaire en dépit du commandement ». [12]

L’idéal du moi mène le sujet à se déplaire, à renoncer à s’aimer comme au temps du moi-idéal, du temps où l’enfant était « sa majesté le bébé ». C’est le moment où l’enfant change d’objet, il ne s’identifie plus à son propre moi, il y renonce et il trouve un autre objet auquel il va pouvoir s’identifier. Cet autre objet est inscrit dans la relation à l’Autre, par l’entremise des voix que Freud réfère aux parents et éducateurs. C’est grâce à ce renoncement que la porte d’entrée au désir s’ouvre. C’est aussi la porte du social qui s’ouvre pour l’enfant, qui renonce à la place imaginaire d’exception, pour être comme les autres et avec les autres.

Sauf à garder cette place d’exception. Mais à ne pas déplaire à son moi-idéal l’enfant paiera le prix de sa non-inscription dans le social.


La relation au miroir comme fondement du narcissisme chez Lacan s’éloigne d’une conception auto-suffisante de l’enfant. Le rapport à l’autre y est fondamental tant dans sa fonction imaginaire que symbolique. Nous avons aussi souligné plus haut en indiquant les travaux de René SPITZ[13], que le développement de l’enfant est dépendant de sa relation à l’autre. SPITZ étudia dans les années 1945 le développement de l'enfant de 0 à 2 ans, en relation avec sa mère. Il mit en évidence le diagnostic d’hospitalisme et de dépression anaclitique résultant des carences affectives observées chez les nourrissons séparés de leur mère.


La théorie du narcissisme primaire sera contestée par Michael Balint et Daniel Lagache alors que Sandor Ferenczi et Bela Grunberger s’en inspireront. En tout cas on remarquera que chez Freud elle est une résurgence de son attachement à la biologie et au fait qu’il ait toujours recours à elle en dernier lieu. Nous l’avons souligné aussi plus haut dans le fait que, pour Freud, toute théorie psychologique de la sexualité s’expliquera un jour par la biologie. Un autre aspect qui pose question dans la conception du narcissisme chez Freud est cette conception d’auto suffisance propre au narcissisme. Or dans les carences affectives repérés par Spitz chez les nourrissons, puis par d’autres chez les personnalités à carence narcissique, c’est un manque de sollicitude envers soi-même qui est manifeste. C’est aussi souvent ce que l’on remarque dans la clinique, le manque d’attention et de regard de l’autre parental ou de son substitut crée des failles narcissiques qui loin d’amener à une auto-suffisance crée une dépendance affective. En psychopathologie la personne qui souffre d’une faille narcissique ne s’aime pas.


Le narcissisme va devenir une structure psychopathologique vers les années soixante /soixante-dix avec le concept des états limites décrit :

- par Otto Kernberg dans ses deux ouvrages principaux : « Les troubles limites de la personnalité » et « La personnalité narcissique ».

- puis par Heinz Kohut dans « Le Traitement psychanalytique des troubles de la personnalité narcissique ».

En France c’est Jean Bergeret qui reprendra ces concepts « Narcissisme et état limite - 1986 »


Le terme narcissisme est de plus en plus à la mode, notre société est ainsi décrite comme narcissique avec tous les objets du regard qu’elle met à disposition. Tout le monde repère aussi son pervers narcissique. Pourtant, si on prête attention à la question de la perversion et du narcissisme cette notion de pervers narcissique, initialement introduite en psychopathologie par Paul Racamier, nous met devant une impasse théorique. Comment peut-on être à la fois pervers et narcissique ?

Chez Racamier elle faisait référence à une déstructuration d’une personnalité incapable d’altérité. Ce que l’on décrit donc comme perversion narcissique est une défense contre la dépersonnalisation et la psychose, une manière désespérée de survivre psychiquement et cela aux dépens d’autrui.

L’attitude actuelle contre les pervers narcissiques fait écho à celle de Racamier qui recommandait de « confondre ces noyauteurs par l’humiliation pour qu’ils se crachent eux-mêmes » tout en renforçant son propos par cette affirmation « Tuez-les, ils s’en foutent, humiliez-les, ils en crèvent ! ”[14] »

Le narcissisme devient facilement un mot valise, employé à l’emporte-pièce, et peut donner l’impression que la messe est dite à son propos. Or les difficultés théoriques que ce concept ne cesse de soulever, auxquelles il nous confronte devrait nous inciter à l’utiliser avec plus de circonspection.

N’oublions pas non plus que dans le langage courant être narcissique signifie s’aimer trop, alors qu’en psychopathologie il révèle la faille narcissique. N’oublions pas non plus que Narcisse ne se reconnaît pas dans le reflet de l’étang, il aime un autre. A l’exemple du schizophrène qui reste hébété devant le miroir, face à une inquiétante étrangeté, car lui non plus ne s’y reconnaît pas ou pire ne s’y voit pas.

On est loin de la jubilation de l’enfant quand il joue devant celui-ci ou devant celle des praticiens du selfie. Lesquels ne se photographient pas tant parce qu’ils s’aiment que pour partager avec les autres un moment de bonheur.


Il y a encore beaucoup de choses à dire et à comprendre à propos du narcissisme. Nous espérons que ce travail l’aura quelque peu mis en perspective.

Notes

[1] « L'Homme aux rats-Journal d'une analyse » -Sigmund Freud - PUF [2] A partir de 1902, les membres de la Société psychologique du mercredi se réunissent dans le cabinet de consultation de Freud, au 19 Berggasse. En 1908, Freud dissout cette société, et fonde la Société psychanalytique de Vienne, dont Alfred Adler devient le premier président. [3] « Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » S.Freud - NRF [4] « Le président Schreber – un cas de paranoïa - Sigmund Freud · 2013 - Payot [5] « Totem et tabou » -Sigmund Freud – Poche Payot [6] « Pulsions et destins de pulsions » S.Freud – Métapsychoplogie – Folio Essai [7] « Introduction à la psychanalyse » S.Freud – leçon 26 - PBP [8] « Deuil et mélancolie » Métapsychologie – S.Freud – Folio Essai [9] Paul NÄCKE - 1851-1913 – psychiatre et criminologue allemand [10] Notons ici que Freud ne prend pas en compte, à la différence d’autres théoriciens et observateurs de l’enfance tel que SPITZ, le fait que pour qu'il y ait investissement libidinal premier il faut que le petit enfant se sente investi par le monde environnant. [11] Ce fut le cas notamment de Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, qui se disait persécuté par le diable (1786-1859) [12][11] Jacques Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : ‘psychanalyse et structure de la personnalité’ », in Ecrits II, Points Seuil, 1999, p. 148-149. [13] « De la naissance à la parole » René A. Spitz – Bibliothèque de psychanalyse - PUF [14] P.-C. Racamier, Le Génie des origines, Psychanalyse et psychoses, Paris, Payot, 1992.

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